L'art, l'imaginaire, le sensible: Approches esthétique et phénoménologique
Université de Liège, le 27 octobre 2005
Unité de recherche "Phénoménologies", Groupes de contact "Phénoménologie" et "Esthétique et philosophie de l'art" du F.N.R.S.
Présentation de la problématique
Les liens qui unissent l'esthétique
et la phénoménologie sont aussi nombreux qu'étroits.
D'abord, il y a ce fait historique : avec Baumgarten et Kant, la
première s'est donnée pour tâche de ressaisir
le mode d'accès initial de l'homme au monde, le surgissement
primitif de l'être à la conscience qui l'éprouve.
Que ce mode d'accès fasse intervenir la sensibilité,
qu'un tel surgissement la sollicite et la promeuve, indique pourquoi
l'apparaître et le sentir tissent les fils entremêlés
que l'esthétique — comprise en son sens moderne et
étymologique d'aisthésis — se propose de suivre
jusqu'en leur plus extrême intimité. Ne sont-ce pas
ces mêmes fils que tire à son tour la phénoménologie
? Celle de Husserl ou celle de Merleau-Ponty, mettant toutes deux l'accent
sur la «chair» comme lieu où, avant toute polarité,
s'entrelacent le dedans et le dehors ? Ou encore celle de Mikel
Dufrenne avide d'accéder, grâce à la notion
d'«a priori affectif», à l'en-deçà
du couple constitué sujet-objet ? Vient ensuite la conviction que,
de cette expérience primordiale, l'art est le révélateur.
C'est en lui qu'elle se répercute, se prolonge, s'accomplit
ou se recommence dans sa «fraîcheur» originaire, à
l'abri de toute mise sous séquestre conceptuel. Tel est précisément
ce que le désintéressement kantien et la mise en suspens
de toute position existentielle en régime phénoménologique,
dans leur proximité, impliquent : voir une chose belle, c'est
la contempler pour ce qu'elle est, ne pas en subordonner la donation
à une idée préétablie. Dans la mesure enfin
où l'œuvre d'art, comme Husserl et Sartre l'ont
souligné après Kant, est un objet irréductible à
ses composantes matérielles, l'esthétique et la phénoménologie
s'accordent encore à voir en elle le type même du phénomène
pur. Objet idéal — bien qu'incarné —,
l'objet artistique persiste dans son identité indéfiniment
réitérable, dans l'unité spirituelle d'un
sens indépendant de ses conditions historiques d'émergence,
parce que toujours accessible à d'autres consciences, en
d'autres temps et en d'autres lieux. C'est en quoi consiste
son irréalité, sa dimension résolument fictive ou
imaginaire, sa phénoménalité absolue en ce que libre
de toute adhérence empirique.
Un faisceau de questions s'articule autour de cette triple ligne
de convergence : l'intérêt porté à la
sphère du sensible, aux sensations, n'est-ce pas aussi celui
de Deleuze qui, dans Différence et répétition, entend
renouer les deux sens du mot «esthétique» : théorie
du sensible et théorie du beau ou de l'art, cela afin de
faire droit à une véritable expérimentation artistique
où s'éprouverait, à même le corps, la
différence naissante du sentant et du senti ? Or la phénoménologie,
constate-t-il dans son Bacon, en privilégiant le «corps propre»
ou la «chair» comme instance synesthésique, à
la fois réfléchie et réfléchissante, toujours
déjà résonnante de son harmonie tacite avec le monde,
est-elle en mesure d'appréhender, selon ses vœux, cette
différence inaugurale ? L'être-au-monde, autrement
dit, est-il accessible à une pensée pour laquelle le corps
est d'abord un corps vécu, organisé, et non un corps
désirant ou intensif ? Recouverte par l'activité intentionnelle
à laquelle elle sert de support, comment la sensation nous donnerait-elle
à entendre les premières vibrations du monde, son «rythme»
inchoatif, pour reprendre ici le mot de Maldiney ? La phénoménologie,
en traitant l'objet d'art à la façon d'un
objet irréel, imaginaire, invariable en son sens unitaire, ne reste-elle
pas prisonnière de la pensée représentative et du
primat de la signification sur la sensation — comme le lui reprochait
déjà Lyotard dans Discours, figure ? Si l'œuvre
d'art est constituée par une conscience intentionnelle particulière,
la conscience imageante, ainsi que Husserl et Sartre s'accordent
à l'admettre, ne faut-il pas en inférer que le matériau
sensible en lequel elle transparaît est inessentiel, qu'il
n'est que le faire-valoir d'une forme s'y enlevant ?
Pareille secondarisation de la matière, régnant aussi dans
l'esthétique kantienne, est-elle en phase avec les avancées
de l'art contemporain ? Ce dernier, depuis les papiers-collés
cubistes, n'use-t-il pas de toutes sortes de matériaux, lesquels,
le plus souvent, se soustraient à l'hégémonie
de la forme ? L'art contemporain ne cherche-t-il pas, par ailleurs,
à faire en sorte que l'œuvre d'art s'ouvre
à la réalité, l'intègre ou se confonde
avec elle, au point de dissoudre la frontière, étanche aux
yeux de la phénoménologie, entre l'imaginaire et le
réel, le fictif et l'effectif ? L'importance croissante
de la matière dans la production artistique d'aujourd'hui
nous autorise-t-elle encore à envisager phénoménologiquement
l'œuvre d'art en tant qu'objet idéal, invariable
en l'unité de sa signification, quoique toujours saisissable,
en principe, à travers ses incorporations matérielles diverses
? Ou bien faut-il admettre que les procédures techniques de sa
reproduction favorisant sa diffusion massive — à suivre l'analyse
de Benjamin —, produisent en nous un changement radical d'attitude
envers ce que nous convenons d'appeler «art», changement
dont ni l'esthétique traditionnelle ni la phénoménologie,
en vertu de leurs présupposés théoriques, ne seraient
à même d'apprécier la portée ?
Il s'agit là d'une série d'interrogations
qui devraient servir de fil directeur aux journées du 27 et 28
octobre 2005. Elles n'ont pour seul motif que de pousser l'esthétique
et la phénoménologie à leurs limites, de les inciter
à un retour critique sur elles-mêmes, et non de leur donner
congé.