Université de Liège Département de philosophie

Centre de recherches phénoménologiques

16e séminaire annuel 2022: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intuitions médiées et dispositifs producteurs d'évidence

Université de Liège, 2-6 mai 2022

Comme on l'a souvent pointé, la phénoménologie d'Edmund Husserl est fortement marquée d'une rhétorique de l'immédiateté ou encore de l'originarité de la connaissance intuitive. Dans les Recherches logiques, l'intuition, conçue comme donation de l'objet "en personne", "en lui-même" (selbst), s'oppose à la "simple pensée" de l'objet et à sa "compréhension purement symbolique" (1901, §§ 7-8). Toute connaissance d'objet, dit Husserl, suppose que ses représentations médiates se ramènent in fine à des représentations intuitives immédiates via des chaînes de remplissement (ibid., § 18, § 60). Et c'est de cette manière qu'est même possible une connaissance intuitive, c'est-à-dire "directe", des formes catégoriales "en elles-mêmes", dans la mesure où il est possible de remplir leur visée signitive par des intuitions propres fondées sur des intuitions simples plus originaires (ibid., §§ 45-46). De même, dans les Idées directrices pour une phénoménologie, toute connaissance suppose l'évidence « originaire », la donation « en personne » (1913, §1 , §§ 136-137). S'il y a bien des évidences médiates ou « dérivées », le défi phénoménologique est précisément de montrer comment elles s'appuient sur une fondation immédiate (ibid., § 141). Et c'est pourquoi notamment on peut parler d'intuition éidétique, dans la mesure où il y a bien donation d'essences fondée dans des intuitions individuelles simples (ibid., § 3).

Cet idéal de la connaissance par donation immédiate ou originaire a toutefois été dénoncé aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur de la tradition phénoménologique. Jacques Derrida (1967), par exemple, a notoirement critiqué ce fantasme de la théorie intuitionniste de la connaissance et le " principe des principes" phénoménologique, qui privilégie la présence immédiate ou originaire et condamne par exemple le caractère dérivé et inaccompli de la connaissance par signe

Ce type de critique à l'encontre de Husserl repose notamment sur les apports croisés d'une conception herméneutique et d'une vision structuraliste de la connaissance. 

Dans l'immédiate proximité de Husserl, déjà, le jeune Heidegger (1919) conçoit l'intuition comme étant nécessairement toujours « compréhensive » et informée par du sens lié à son inscription dans des mondes ambiants déjà discursivement ou même pragmatiquement significatifs. Il engage ainsi un certain tournant herméneutique de la phénoménologie. En dehors de cette tradition, la critique par Wilfrid Sellars du « mythe du donné » au fondement de la pensée empiriste (1956, 1968) va dans le même sens et elle se trouve notamment prolongée dans l'œuvre de John McDowell (1994, 1998).

Par ailleurs, dans le champ des sciences sociales, l'immédiateté de l'intuition est questionnée du point de vue de sa constitution sociale. En France, par exemple, Marcel Mauss (1924, 1934), Claude Lévi-Strauss (1950, 1960) ou Pierre Bourdieu (1972, 1979) ont successivement proposé des critiques de l'originarité de l'expérience phénoménale en insistant respectivement sur les notions de « techniques du corps », d'« inconscient structural » et d'« habitus de classe », trois concepts qui nomment des médiations culturelles dont le sociologue peut observer l'intervention dans l'intuition des données sensibles

Ces deux critiques convergent dans le travail de Derrida mais aussi dans celui de Paul Ricoeur (1969), lequel n'a cessé d'opérer des "détours" par les "sciences" de l'homme (psychanalyse, anthropologie structurale, histoire etc.) pour questionner l'immédiateté d'intuitions telles que celle du « cogito » et leur substituer une connaissance, non plus originaire et donatrice, mais dérivée et interprétative.

Si toutefois on en revient à l'œuvre de Husserl lui-même, on constate qu'il a lui-même continuellement interrogé la notion d'intuition et son apparente immédiateté. Dans les Recherches logiques, l'intuition est envisagée comme remplissement d'intentions de signification et à cet égard fortement orientée, dans sa compréhension, par la médiation des intentions – parfois très complexes - qu'elle est amenée à remplir. A cet égard, loin d'être immédiates, les intuitions catégoriales ne sont rendues possibles qu'à travers des actes de formalisation qui spécifient les formes à présenter dans l'intuition. De même, comme l'indiquent les Idées directrices, les intuitions éidétiques ne sont rendues possibles que par des actes abstractifs qui, par le moyen notamment de variations imaginaires, dégagent les significations générales que les expériences singulières doivent illustrer. Les évidences fondées doivent être produites.

Husserl, il faut le dire, a eu d'emblée la connaissance mathématique pour objet privilégié de préoccupation. Or, dans ce domaine, il est manifeste qu'il ne suffit pas d'« ouvrir les yeux » et de saisir ce qui est immédiatement donné pour connaître. Comme le montrent spectaculairement les développements mathématiques dont Husserl est le contemporain, la connaissance mathématique suppose au contraire des dispositifs assez complexes de production d'évidence. C'est d'ailleurs là le constat de son premier ouvrage, la Philosophie de l'arithmétique (1891), qui observe qu'au-delà des quelques premiers nombres naturels l'essentiel de la connaissance arithmétique se fonde, non pas sur des "représentations propres" de pluralités et sur des opérations intuitives d'assemblage ou de scission de pluralités, mais bien sur un système numérique fondé sur une représentation symbolique des nombres en système décimal mais aussi sur des opérations de calcul algébrique qui donnent tout leur sens aux nombres rationnels, aux nombres négatifs, aux nombres imaginaires, etc. Ce qui constitue alors pour Husserl un constat un peu déstabilisant sera, dans les années suivantes (1886-1901), pleinement intégré et assumé dans une théorie des "multiplicités" correspondant à des systèmes formels qui caractérisent chaque entité par ses liens structurels et opératoires à toutes les autres. De même en va-t-il en géométrie contemporaine, où l'évidence ne suppose pas seulement des constructions productrices d'intuitions, comme c'était le cas chez Kant, mais bien une caractérisation systématique au moyen d'axiomes et de règles d'inférence qui ne relèvent pas de l'immédiate intuition mais supposent une médiation logico-symbolique irréductible.

Pour cette même raison, soulignera ultérieurement Husserl (1936), la connaissance mathématique est fortement médiée par la tradition scientifique dans laquelle elle s'inscrit. Les évidences qui se présentent à chaque génération de mathématiciens dépendent énormément des systèmes progressivement produits par les générations antérieures. Il y a donc une historicité inévitable de l'intuition en mathématique.

Que, loin de reposer sur l'immédiateté de l'intuition, le savoir mathématique suppose un ensemble, par ailleurs assez diversifié, de dispositifs producteurs d'évidence, c'est là ce qu'après Jean Cavaillès (1938a, 1938b) et Jean-Toussaint Desanti (1968), Dominique Pradelle a très justement montré dans un ouvrage récent (2020).

Mais ce qui vaut paradigmatiquement pour les mathématiques vaut également pour un grand nombre voire pour la totalité des évidences fondées – dans le domaine de la connaissance, mais peut-être aussi de l'éthique, de l'esthétique, etc. – et même peut-être déjà pour ces intuitions dites « simples » qui forment l'expérience sensible.

Plutôt que de prendre pour acquise l'immédiateté de l'intuition, il est donc utile de mettre en évidence et d'étudier la diversité des dispositifs producteurs d'évidence qui tout à la fois la rendent possible et la « médient »

Sur le plan de la philosophie de l'esprit, il importe aussi de s'intéresser à l'acte mental d'intuition. A cet égard, la littérature contemporaine fait place à deux options principales (Chudnoff 2011). Selon les théories doxastiques, l'intuition se réduit à une croyance ou une disposition à croire que p (Williamson 2004, 2005, 2007; Goldman et Pust 1998; Gopnik et Schwitzgebel 1998). Selon les théories perceptualistes, en revanche, l'intuition est une expérience sui generis analogue à l'expérience perceptuelle—une expérience "quasi-perceptuelle" en vertu de laquelle il semble au sujet que p (Bealer 1998, 1999, 2002; Huemer 2001, 2005). Bien que de telles expériences intellectuelles (intellectual seemings) puissent justifier prima facie la croyance que p, elles ne sont pas identiques à cette dernière—de la même façon que l'expérience perceptive du ciel bleu peut justifier prima facie le jugement de perception « le ciel est bleu » mais n'est pas identique à lui. En un mot: il s'agit d'états pré-doxastiques dans lesquels un état-de-choses abstrait est « donné » immédiatement au sujet (Bengson 2015). 

C'est pourquoi la théorie des intellectual seemings a parfois été explicitement rapprochée de la notion husserlienne d'intuition (Wiltsche 2015). Certains soutiennent aussi que l'expérience intellectuelle que p est "immédiate" au sens où elle est basée sur la seule compréhension de (Sosa 1998, 2006, 2007, 2009). Cette version du perceptualisme, là encore, n'est pas sans rappeler celle de proto-phénoménologues comme Franz Brentano (1925) ou Carl Stumpf (1939), qui voyaient dans l'évidence immédiate un état « produisant une certaine illumination » (einleuchtend) à partir de la seule compréhension des concepts eux-mêmes. D'après cette conception, il est tout à fait possible que l'intuition, en tant qu'état occurrent, soit conditionnée par certains facteurs (attention, compréhension de certains concepts, maîtrise de certains signes ou symboles mathématiques, etc.) sans être pour autant une source de justification médiate. Même conditionnée, l'intuition offre une justification immédiate au sens où, dans certains cas, comprendre p suffit à avoir l'intuition que p.

Des arguments en faveur d'une théorie perceptualiste de l'intuition ont récemment été développés par Elijah Chudnoff (2011, 2013), Berit Brogaard (2013a, 2013b, 2014) et John Bengson (2015). Etudier et évaluer ces arguments et les théories auxquelles ils s'opposent constitue une autre voie intéressante pour interroger l'éventuelle immédiateté de l'intuition.

 

Le séminaire pourrait donc articuler plusieurs axes de réflexion:

— Un premier pan, historique, pourrait réévaluer les éventuelles sources (cartésienne, kantienne, etc.) de la théorie phénoménologique de l'intuition pour voir dans quelle mesure la notion d'intuition y est effectivement indissociablement liée à un idéal (voire à un mythe) d'immédiateté; 

— Un second pan, toujours historique, pourrait réévaluer la théorie husserlienne de l'intuition et son éventuelle adhésion naïve au fantasme de l'immédiateté;

— Un troisième pan pourrait questionner l'immédiateté de l'intuition sensible;

— Un quatrième pan pourrait questionner l'immédiateté d'intuitions fondées (catégoriales, éidétiques, etc.), dans le domaine de la connaissance, du jugement moral ou du jugement esthétique et mettre concrètement en lumière une diversité de « dispositifs producteurs d'évidence », c'est-à-dire d'éléments permettant des intuitions qui ne seraient pas possibles « immédiatement », sans leur concours ;

— Un cinquième plan pourrait étudier les processus sociaux et culturels favorisant la production d'évidences;

— Enfin, un sixième plan pourrait se pencher sur l'acte mental d'intuition et son lien avec des actes comme celui de la perception et celui de la croyance.

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Local: [infos à venir]

L'assistance au séminaire est gratuite et sans inscription préalable.

Orateurs invités

Dispositions pratiques

Le séminaire se déroulera à l'Université de Liège (Belgique) du 2 au 6 mai 2022.

L'inscription n'est pas requise pour assister au séminaire. Un certificat de participation sera délivré sur demande à l'issue du séminaire, qui pourra être comptabilisé comme activité de formation doctorale (ECTS, etc.).

Les communications dureront entre 45 et 50 minutes, avec 10 minutes additionnelles pour les questions et la discussion. Les langues du séminaire sont le français et l'anglais.

L'école doctorale ne prend pas en charge les frais de transport et de séjour des intervenants "call-for-papers". Des informations sur les possibilités d'hébergement sont communiquées sur demande.

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