Suite aux mesures gouvernementales relatives à l'épidémie de COVID-19, l'édition 2020 du séminaire annuel du Creph est annulée.

14e séminaire annuel 2020: Perception amodale, intersensorialité, synesthésie

Université de Liège, 20-24 avril 2020.

Le séminaire de cette année sera consacré à étudier – dans le champ phénoménologique large – les différents modèles permettant de penser les rapports entre les modalités sensorielles. Il ne s’agira pas seulement d’étudier la capacité des sens à mettre en jeu les affects, ni de dégager leur seule valeur cognitive, mais de questionner leur mise en rapport. Doit-on reconnaître et décrire les liens entre les modalités sensorielles comme des liens de solidarité, d’alliance, de renforcement, de concurrence, de désaccord ou de conflit ? Comment penser leur éventuelle unité ? Et, à rebours de cette quête d’unité, quelles sont les expériences qui réclament de sortir du holisme perceptif ? Les sens sont-ils indépendants les uns des autres dans leurs conduites ? Peuvent-ils s’autonomiser, s’exercer de manière pure ? Le projet du séminaire sera d’explorer les structures de la perception sensorielle, non pas seulement en abstraction, mais aussi au contact de situations empiriques précises, qu’elles soient existentielles, cliniques, artistiques, écologiques, etc.

(1) Perception amodale : Dans la Phénoménologie de la perception (1945), Merleau-Ponty aborde les questions de la communication des sens, de leur unité par le corps et de la possibilité de synesthésies – supposant par ex. l’intégration de données tactiles dans l’expérience visuelle. Il y défend l’idée d’une couche originaire du sentir, antérieure à la division des sensorialités en canaux différenciés d’informations (dans son ouvrage de 2005 Autour de Sartre. La conscience mise à nu, R. Breeur critique de manière très stimulante cette thèse merleau-pontienne de la « synesthésie ontologique »). Le modèle de la connivence primordiale des sens, et de leur dépendance à l’égard d’une perception non différenciée, pourra être discuté dans le séminaire, chez Merleau-Ponty lui-même, et chez les auteurs qui s’y sont rapportés. On pense par ex. aux travaux de Daniel Stern (psychanalyse / psychologie développementale) avec les nourrissons : ses expériences indiquent que ces derniers auraient une aptitude générale innée à traiter des informations reçues dans une modalité sensorielle donnée en les traduisant instantanément dans une autre modalité sensorielle. Stern utilise l’expression « perception amodale » pour désigner ce sentir général non découpé chez les nourrissons (The Interpersonal World of the Infant, 1985). On pense aussi aux travaux de David Abram (écologie philosophique) : la mutation écologique aurait provoqué chez l’homme occidental une rupture de la symbiose entre nos sens et le monde, rupture qui réclame à ses yeux une revalorisation de l’audition au cœur de l’entrecroisement permanent de nos différents modes sensoriels (The Spell of the Sensuous, 1996). Partant de cette harmonie préétablie ou de cette confusion originaire des sens, on pourra se demander de quelle façon la sensibilité générale s’est découpée en différentes modalités sensorielles – et dans quel type d’organisation (souvent hiérarchique) ces dernières sont saisies (cf. aussi les textes de H. Plessner, écrits en dialogue avec E. Strauss). Qu’est-ce qui justifie les délimitations des sens : la physiologie (les organes), l’ajustement progressif à l’expérience, le langage ? Comment s’est construit le déni des sensorialités basses (olfaction, goût, toucher) ?

(2) Intersensorialités : Contre l’empirisme qui postulait la séparation des sens, Merleau-Ponty semble défaire l’idée d’une pureté de leur exercice (sauf en de très rares cas symptomatiques qu’il faudrait analyser) : aucune sensation n’est « ponctuelle », aucune sensation ne s’émancipe du sentir général, dont l’unité tient au corps vivant en mouvement (cf. aussi E. Strauss, Vom Sinn der Sinne, 1935). S’il est néanmoins nécessaire de décrire la spécificité et la puissance propre de chacune de nos modalités sensorielles, c’est donc bien pour la raison qu’elles constituent « un petit monde à l’intérieur du grand », selon l’expression de Merleau-Ponty. On voudrait dans le séminaire de cette année réanimer ces débats, y compris en repartant éventuellement du fameux problème de Molyneux posé par les principaux protagonistes de l’empirisme philosophique (un aveugle de naissance qui aurait retrouvé soudainement la vue peut-il distinguer en les regardant deux objets qu’autrefois il distinguait par le toucher ?), ou en relisant par ex. le Traité des sensations (1754) de Condillac, qui pour démontrer que les sens échangent des informations et apprennent les uns des autres, imagine une expérience fictive bornant la vie sensible à l’usage d’un seul d’entre eux. Ces différentes approches pourront montrer que les phénomènes relevant de l’intersensorialité ne sont pas toujours réfléchis au départ d’une conception « synchronisée » des sens, mais qu’ils révèlent aussi parfois des décalages, des différences, des désaccords et des concurrences (voir les travaux de phénoménologie clinique de L. Binswanger ou de H. Tellenbach, par ex. Geschmack und Atmosphäre).

Dans son Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), écrit en dialogue soutenu avec la phénoménologie, G. Deleuze nourrit la compréhension de l’intersensorialité d’une description des différents rapports possibles de l’œil et de la main dans la peinture occidentale, rapports qui vont d’une subordination maximale de la main à l’œil, en passant par une « subordination relâchée », par une insubordination franche, jusqu’à une indépendance assumée de l’une vis-à-vis de l’autre. Ces textes et d’autres permettront de soulever les questions suivantes : Les phénomènes d’intersensorialité sont-ils seulement tendus par la nécessité d’une synthèse perceptive ? Peut-on dissocier les sensations ? Dans quels cas ? Y a-t-il une indépendance radicale des sens ?

(3) Synesthésies : Partant de cette tension entre un modèle unitaire et un modèle atomiste ou différencié de la vie sensorielle, comment décrire les phénomènes dits synesthésiques – qui sont par définition des phénomènes d’association et de traduction instantanée entre les sens ? La perception synesthésique est-elle la règle ou l’exception ? Le champ de la psychologie phénoménologique pourra être investigué au départ de ces questions (on pense notamment aux recherches sur les structures synesthésiques de la sensibilité dans certaines formes d’autisme). Que faire de ces expériences particulières où l’on « reçoit » des données sensorielles d’un organe qui n’est a priori pas directement stimulé (entendre des couleurs par ex.) ? Que révèlent-elles ? Et en particulier, si l’on part de l’idée qu’elles ne révèlent pas une connivence fondamentale des sensorialités entre elles, est-il possible de penser philosophiquement la synesthésie autrement que comme accord sans heurt de nos sensations ? (voir les propositions de Breeur 2005).

(4) Esthétique : Le séminaire s’inscrira donc dans un champ de questionnement esthétique (au sens étymologique du terme), et réservera une part importante aux problèmes liés à l’expérience sensible induite par l’expression artistique, y compris dans les formes qu’elle prend aujourd’hui. Car contrairement à ce que le sens commun semble indiquer, l’art contemporain – qu’on dit élitiste et cérébral – investit pleinement le champ du sensible, proposant des usages alternatifs de la sensibilité (voir par ex. le développement de l’art olfactif ou les expérimentations de l’art sonore). À partir du début des années 2000, J. Rancière a d’ailleurs décrit les actes esthétiques comme configurations inédites de l’expérience, qui rendent possibles des « modes nouveaux du sentir ». Pour ce qui est des arts visuels en particulier, la tradition iconologique, qui a innervé tout le champ de l’esthétique et de la philosophie de l’art au 20e siècle, a renforcé l’isolement du regard esthétique, comme s’il n’entretenait pas de rapport à l’ouïe, au toucher, à l’olfaction. Elle a ainsi notamment contribué à une occultation de toute dimension intermodale : rien dans la méthode ne vise l’analyse des phénomènes d’alliance (durables ou provisoires), de concurrence ou de désaccords entre les sens. Les expériences portées par les œuvres (qu’elles soient littéraires, vivantes, musicales ou plastiques) sont potentiellement des expériences troublantes, où les comportements sensoriels sont décalés, apparemment mal ajustés à leurs objets, où les sens se heurtent et parfois se handicapent l’un l’autre, où ils sont entravés dans leur exercice, avec des effets d’illusion, de déplacement ou de traduction qui mettent parfois en cause le modèle holiste de la perception.

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Orateurs confirmés

Appel à contributions

Les propositions de communications (titre et abstract, 700 mots maximum) sont à envoyer par courriel, pour le 15 janvier 2020, à M. Hagelstein (maud.hagelstein[at]uliege.be), exclusivement au moyen du formulaire de soumission (docx - txt).

Les propositions seront évaluées en aveugle par le bureau du Creph. L'acceptation ou le refus sera notifié fin janvier au plus tard.

Dispositions pratiques

Le séminaire se déroulera du 20 au 24 avril 2020 à l'Université de Liège (Belgique).

L'inscription n'est pas requise pour assister au séminaire. Un certificat de participation sera délivré sur demande à l'issue du séminaire, qui pourra être comptabilisé comme activité de formation doctorale (ECTS, etc.).

Les communications dureront entre 45 et 50 minutes, avec 10 minutes additionnelles pour les questions et la discussion. Les langues du séminaire sont le français et l'anglais.

L'école doctorale ne prend pas en charge les frais de transport et de séjour des intervenants "call-for-papers". Des informations sur les possibilités d'hébergement sont communiquées sur demande.

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Comité organisateur

Contact

FRS-FNRS UR Traverses Université de Liège Faculté de philosophie et lettres